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Marie-Claude Delahaye : une passion pour l’absinthe et ses secrets

Par Vino.be 

05.03.2025


À l’occasion de la Journée mondiale de l’absinthe, le 5 mars, et de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, nous avons eu le plaisir d’échanger avec Marie-Claude Delahaye, historienne incontournable de l’absinthe. Chercheuse et maître de conférences en biologie cellulaire, elle s’est passionnée pour cet alcool mythique, au point d’y consacrer plusieurs ouvrages, dont l’Absinthe, histoire de la fée verte , l’Absinthe au féminin, … . Son travail ne s’est pas arrêté aux livres : elle est également la fondatrice du musée de l’absinthe à  Auvers-sur-Oise, un lieu unique retraçant l’histoire et l’influence de cette boisson à travers l’art et la société.  

Dans cette interview, elle revient sur la place méconnue des femmes dans l’histoire de l’absinthe, la perception actuelle de cet alcool et les défis de son avenir. 

Comment est née votre passion pour l’absinthe, et qu’est-ce qui vous fascine le plus dans cet univers ?

Tout d'abord, je suis scientifique. J’enseignais la biologie cellulaire aux étudiants en médecine et je n’avais jamais eu le temps de m'intéresser à l'histoire du XIXᵉ siècle, etc. En me promenant au marché aux puces, je vois une cuillère joliment ornée avec des trous, et je me demandais à quoi elle pouvait bien servir. Qu'est-ce qu'on pouvait manger avec une cuillère trouée ? Le marchand m’a alors expliqué que c’était pour l'absinthe.

Je n’avais jamais entendu ce mot. Il m’a expliqué que c’était une boisson interdite qui rendait fou.

Là, deux mots ont retenu mon attention : « interdit » et « fou ». Des questions ont commencé à se poser. À partir de cette première cuillère, petit à petit, j'ai découvert le XIXᵉ siècle, la vie sociale, les artistes, les affiches… L'art sous toutes ses formes. J'ai commencé à être plus qu’intéressée : j’ai été fascinée.

Donc voilà, ça a été un cheminement sur une quarantaine d’années, jusqu’à en faire un musée avec la collection que j'avais commencée en 1981. Il a ouvert à Auvers-sur-Oise, où il a toute sa place, puisque Théodore et Vincent Van Gogh y sont inhumés et que c’est un lieu culturel très important pour l'art.

L’absinthe que l’on boit aujourd’hui est-elle identique à celle consommée à l’époque de Baudelaire (19ème siècle), ou a-t-elle été modifiée pour se conformer aux réglementations actuelles ?
L'absinthe d'aujourd'hui contient le même degré d’alcool que celle de l’époque, c'est-à-dire entre 68 % et 72 %. Elle est composée des mêmes plantes et repose sur les mêmes recettes.

La seule différence, c'est que la plante d’absinthe contient une molécule appelée thuyone qui, à haute dose, peut engendrer des troubles neurologiques et des convulsions. Cette molécule est désormais réglementée un peu partout. Aujourd’hui, la limite autorisée est de 35 mg/l, alors qu’à l'époque, elle pouvait atteindre environ 300 mg/l. La recette actuelle contient moins de plante d’absinthe qu'à l'époque, mais c’est la seule différence avec l’absinthe ancienne. 

L’absinthe est souvent associée aux artistes et écrivains du XIXᵉ siècle. Pourquoi a-t-elle autant marqué l’imaginaire collectif ?
Le XIXᵉ siècle est une période d’industrialisation marquée par d’énormes découvertes et innovations. À une époque où l’on boit essentiellement du vin ou des apéritifs à base de vin cuit comme le quinquina, apparaît soudain cette nouveauté : une boisson à base de plantes distillées avec un fort goût d’anis. C’est inédit.

Ensuite, l’absinthe introduit un rituel particulier : pour la consommer, on ajoute de l'eau fraîche, mais pas n'importe comment. On place une cuillère percée sur le verre, on y dépose un sucre, et l’eau fraîche tombe goutte à goutte sur ce dernier. L’eau sucrée dilue progressivement l’absinthe, qui était transparente au départ, et la rend trouble. Il y a un côté magique dans cette transformation. Ce rituel, très social, participe aussi à son attrait. Lorsqu’elle se trouble, les arômes se libèrent, et c'est ainsi que les poètes l’ont surnommée la « fée verte », en référence à cet aspect merveilleux.

Un autre élément important, c'est le rôle des artistes. Les impressionnistes, par exemple, étaient souvent refusés des salons d’exposition officiels, car leur art ne correspondait pas aux critères académiques de l’époque. Ils ont donc créé le Salon des Refusés et exposaient leurs œuvres dans les cafés, qui étaient alors des lieux de vie essentiels. Il y faisait plus chaud que dans leurs mansardes, et les patrons, généreux, leur offraient parfois un verre ou un repas.

Les artistes peignaient donc leur entourage : des buveurs et buveuses, amateurs d’absinthe. C’est pourquoi on retrouve tant de tableaux représentant cette boisson. Le plus connu est celui de Manet en 1859 (au musée de Copenhague), mais aussi Degas (au musée d’Orsay, 1876), Toulouse-Lautrec… Tous les grands noms de l’art ont abordé ce thème.

On parle beaucoup des hommes liés à l’absinthe, comme Van Gogh ou Baudelaire. Y a-t-il aussi des femmes qui ont marqué son histoire et dont on parle moins ?

Personnellement, je ne connais pas de tableaux représentant des femmes réalisés par des femmes sur le thème de l’absinthe. En revanche, il existe l’affiche Terminus, où c'est Sarah Bernhardt qui fait la promotion de l’absinthe Terminus.

Cependant, les femmes buvaient de l’absinthe et on en voit beaucoup dans les représentations graphiques. Souvent, elles sont mises en valeur de manière suggestive, un peu trop décolletées, un peu coquines, cherchant à entraîner le bourgeois dans un cabinet particulier, une bouteille d’absinthe à la main.

Je pense, par exemple, à l'affiche de Pernod réalisée par Leonetto Cappiello, un affichiste très célèbre. Dans cette œuvre, la femme est représentée avec de l’absinthe. J'ai d’ailleurs consacré un livre entier aux affiches de l’absinthe, dans lequel on trouve de nombreuses représentations féminines. J’ai également écrit un ouvrage sur les femmes et l’absinthe, toujours en vente aux éditions Équinoxe.

On retrouve la femme et l’absinthe dans tous les milieux sociaux : des étudiantes aux bourgeoises, en passant par les femmes du peuple. Chaque fois, l’iconographie les met en scène avec cette boisson.

Un exemple marquant est l'affiche Absinthe Robette, l'une des plus belles affiches de l'Art Nouveau sur l’absinthe. Monsieur Robette, qui était Belge et originaire de Mons d’ailleurs.


Comment l’absinthe est-elle perçue aujourd’hui, et assiste-t-on à un regain d’intérêt pour ce spiritueux ?
En France, comme ailleurs, l’absinthe a longtemps souffert d’une très mauvaise réputation, car elle est associée à l'alcoolisme du monde ouvrier du XIXᵉ siècle. Elle est devenue le symbole de la misère sociale. De la très mauvaise absinthe, de provenance douteuse et souvent trafiquée, était vendue moins cher que le vin. Ainsi, en France, lorsque l’on parle d’absinthe, beaucoup de gens conservent l’image d’un alcool qui rendait fou.

Aujourd’hui, cette perception commence à évoluer. Ceux qui dégustent de l’absinthe trouvent qu’elle est bien meilleure que le pastis, ce qui n’a rien d’étonnant : elle est composée d’une dizaine de plantes distillées, qui libèrent véritablement leurs huiles essentielles.

Cependant, elle reste un produit confidentiel. L’absinthe est relativement chère : une bouteille de 70 cl coûte environ 45 € ou plus. Elle séduit donc un nombre limité d’amateurs avertis.

L’intérêt actuel pour l’absinthe réside surtout dans son rôle historique. Cet alcool a accompagné toute une époque et a été témoin de différentes strates de la société. Il était consommé dans tous les milieux sociaux, ce qui lui confère une valeur patrimoniale et culturelle indéniable.

Après tant d’années de recherches et de passion pour l’absinthe, quel est votre plus grand souhait pour son avenir ?
L’avenir de l’absinthe en tant qu’alcool est incertain, notamment en France, où la consommation d’alcool diminue. Il y a de nombreuses campagnes de prévention contre l’alcoolisme, et il faut rappeler que l’absinthe est un spiritueux fort, riche en huiles essentielles, qui peut donc être addictif.

Mais ce qui me semble essentiel, c’est que l’absinthe continue de briller par son aura du XIXᵉ siècle. Il reste tant à explorer dans la littérature, les arts, l’histoire sociale… et bien d’autres domaines encore.

Ce qui me plaît, c’est de voir La Fée Verte continuer à vivre à Auvers-sur-Oise, un lieu où elle a toute sa place aux côtés des impressionnistes.


Souhaitez-vous visiter le musée de l'absinthe www.musee-absinthe.com (Site actuellement en construction, mais le musée ouvre le 1er avril)

Vous souhaitez en savoir plus sur l’absinthe ? N’hésitez pas à aller faire un tour sur le blog de Marie-Claude Delahayewww.absinthemuseum-auvers.over-blog.com

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