La Géorgie et la terre cuite

Par Pedro Ballesteros MW 

14.07.2021

La Géorgie se vante d’être le berceau du vin, car on y faisait du vin il y a 8000 ans. Même si la Turquie ou l’Arménie contestent cette primauté, il est certain que la vinification, telle que nous la connaissons, est née dans les contrées du Caucase avant de s'étendre vers l’Est, jusqu’en Chine, où des facteurs comme le climat, le nomadisme, l’islamisme et la culture du riz ont freiné son développement, et vers l’Ouest : Egypte, Grèce, Rome et chez nous.

Confrontée tour à tour aux Scythes, Perses, Romains, Byzantins, Arabes, Mongols et Ottomans, la Géorgie est annexée au début du XIXe siècle par la Russie impériale, mais retrouve son indépendance de 1918 à 1921 avant d’être intégrée en tant que république au sein de l’ex-URSS jusqu’en 1991. Mais les vins géorgiens ont toujours connu un certain prestige et avaient, aux XIXe et XXe siècles, une renommée comparable à celle des vins français chez nous. Telle était la gloire de ces vins que le régime soviétique décida, dès les premiers moments de la révolution, de collectiviser et de faire de la Géorgie la source principale de vin pour l’Empire soviétique.

Vin fin et communisme ne font pas ménage. Les dirigeants soviétiques ont remplacé la plupart des beaux vignobles anciens par des vignobles industriels et fait construire d’énormes chais. La qualité n’était pas importante, seule la quantité primait. L’Union soviétique et ses satellites ont été inondés de vin géorgien de qualité médiocre. La Géorgie a encore un patrimoine génétique de plus de 500 variétés de raisins, une tradition millénaire de qualité et les gens capables de mettre en valeur leurs terroirs, mais tout cela a dû rester presque caché pendant sept décennies. Les Géorgiens disent que l’expérience soviétique, si terrible qu’elle fut, ne fit pas perdre à la Géorgie son identité nationale qui se renforça même alors qu’on la réprimait. Ils gardaient la mémoire des vrais vins de leur pays.

En Géorgie, il semble que les gens respirent le vin. Il est partout, tout le monde sait le faire, les vignes sont plantés dans la plupart de jardins. Le vin fait partie de toute célébration ou réunion. Grâce à cette présence et à la fierté nationale, nous pouvons aujourd’hui nous réjouir d’une de traditions les plus intéressantes du monde vin, la vinification en qvevri, un grand pot en terre cuite dans lequel la fermentation du moût et l’élevage du vin ont lieu.

Avant que les Romains n’envahissent le Nord de l’Europe, le matériel de prédilection pour la production et commerce du vin était la terre cuite. Mais avec la conquête de la Gaule, quand les Romains bénéficiaient des grandes forêts françaises et que le commerce du vin n’était plus maritime mais terrestre, la terre cuite fut abandonnée au profit des barriques en chêne plus facilement transportables que la terra cotta. Rapidement abandonnés presque partout, sauf en Géorgie, les qvevri sont aussi restés dans le Sud de l’Espagne et au Portugal, où ils s’appellent respectivement tinajas et talhas.

Qvevri

En Géorgie, la production privée à très petite échelle et l’activité vinicole des monastères ont maintenu la tradition antérieure aux Romains jusqu’à nos jours. Les Géorgiens distinguent même la vinification « européenne », celle que nous connaissons, de la vinification géorgienne propre, dans les qvevri. L’intérieur de ces grandes jarres de terre cuite, de contenance de 100 à 5000 litres, est tapissé d’une couche de cire d’abeille assurant l’étanchéité et éliminant les rugosités sur les parois internes. Le qvevri est normalement enfoui sous le niveau du sol, pour des raisons structurelles (moindre risque de cassure), et fonctionnelles (moindres variations des températures).

Les Géorgiens font aussi bien du vin rouge que du blanc dans les qvevri, mais la vinification en blanc est radicalement différente. Merveilleusement différente même. Chez nous, le vin rouge est fait en laissant macérer le moût en fermentation avec les peaux et pépins des raisins, au contraire du vin blanc. En Géorgie, les rouges restent en contact avec les peaux pendant trois à quatre semaines, comme chez nous, mais les blancs aussi et souvent cinq à six… mois! Certains même pendant deux ans!

Cinq à six mois de fermeture

Une fois la vendange effectuée, les raisins sont doucement foulés, idéalement avec les pieds, et le moût coule par gravité dans le qvevri. Ensuite, les opérateurs y ajoutent les peaux, pépins et une partie des rafles. Après plusieurs jours, les peaux de raisins, qui forment un chapeau de marc, sont poussées vers le bas et le qvevri est recouvert d’un couvercle en pierre de taille convenablement scellé avec de l’argile et puis recouvert de terre. La fermentation continue, à l’apparente insouciance de ses maîtres, qui ne peuvent même pas regarder ce qui se passe à l’intérieur de la jarre. Personne ne rouvrira le qvevri pendant cinq ou six mois. Pure philosophie orientale de non-intervention qui ferait devenir fou plus d’un œnologue occidental.

Mais cette philosophie opère des merveilles. Au bout de cinq mois, on pourrait s’attendre à un vin obscur, sale, peut-être vinaigré, mais ce que l’on retrouve est un vin limpide, sans la moindre turbidité, gardant une couleur, certes plus intense qu’un vin blanc « européen », mais tout à fait brillant et net. Les parties solides tombées au fond du qvevri serviront à élaborer les bons brandys géorgiens, mais c’est une autre histoire.

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Vin orange?

Le vin a un parfum délicat, pas du tout dans la gamme simplement fruitée des vins à l’européenne, mais avec des notes subtiles de gingembre, de cire, d’abricots secs,… En bouche, les vins prennent une envergure stupéfiante. A l’aveugle, on dirait parfois qu’ils sont rouges, tellement ils sont chargés en tannins. Ils offrent des finales parcimonieuses, longues. Ils ont bien sûr, un goût particulier, très différent aux nôtres, que l’on peut aimer ou pas. Mais, dès que l’on goûte plusieurs fois, la plupart des gens l’adorent. Je ne sais pas pourquoi, les meilleurs vins qvevri géorgiens ont aussi une étonnante digestibilité ; ils invitent toujours au prochain verre…

La variété principale de raisin blanc pour ces vins est la rkatsiteli.  Il s’agit d’une variété assez neutre en vinification régulière, qui donne sa meilleure expression en qvevri. Je recommande de suivre aussi les variétés khikhvi, tsolikouri, mtsvane et, surtout, la kisi, puisque elles donnent de vins splendides d’énergie, originales, délicieux. La kisi est aussi très intéressante en vinification « européenne », avec des arômes d’abricots secs, de fruits confits, d’amandes, et une texture ronde.

Les vins blancs qvevri ont bien sûr conquis beaucoup d’esprits. Les grands producteurs Gravner, Radikon et Primcic au Friuli en Italie ont eu un succès retentissant avec leurs blancs de ribolla gialla à la géorgienne. Aussi, l’approche de laisser-faire et naturelle de cette méthode a convaincu pas mal d’apôtres de ce qu’on appelle les vins nature. La mode des vins orange est née autour du qvevri. Mais la méthode qvevri va au-delà des modes et marchés. Les vins ne sont pas nature, dans le sens qu’il y a un sulfitage normal et que la viticulture est conventionnelle. Les vins ne sont pas orange, mais de couleurs entre le jaune paille et l’ambre. Je recommande de goûter ces vins pour ce qu’ils sont, au lieu de le faire sur des conditionnements occidentaux sur les modes ou l’environnement. Parce que ces vins ont une personnalité unique, ils ne ressemblent aucun autre vin dans le monde.

L’importance des monastères… et de la Russie

Je me concentre ici sur les vins blancs qvevri, car ce sont ceux qui m’attirent le plus, mais la Géorgie produit aussi d’autres vins de qualité, parfois avec des styles surprenants. Les vins rouges sont très fins. La variété Saperavi est, personne n’en doute, une des variétés classiques dans le monde. Elle donne des vins à la couleur bien foncée, d’une belle finesse aromatique, souvent avec des fruits noirs et des touches de réglisse. En bouche, les vins sont souvent solides mais tendres, expressifs mais pas accablants. Les meilleurs vins offrent des finales longues et distinguées. Ils peuvent être élevés en barrique ou en qvevri. La barrique, quand les vins y sont élevés, leur donne à mon avis un je ne sais pas quoi de banal, mais il est évident que le style est plus commercial. D’autres variétés rouges très intéressantes sont Shavkapito, Ojaleshi et Otskhanuri sapere : à part leur nom très difficile à retenir, les profils gustatifs sont très intéressants.

Le client principal de la Géorgie, et aussi son problème le plus important, est la Russie. Une bonne partie de la production géorgienne continue à alimenter ce marché, avec des spécialités parfois surprenantes pour nous. Ainsi, un des styles les plus appréciés sont les vins rouges semi-doux. Il s’agit de vins solides, très colorés, assez fermes, parfois bien fruités, avec un niveau de sucre résiduel assez élevé. Les meilleurs, provenant de la région de Khvanchkara sont un coupage des variétés Aleksandrouli et Mujuretuli. Il y a aussi de bons vins rouges demi-secs sur base de Saperavi et Usakhelouri.

La production de vins mousseux, pour la plupart selon la méthode Charmat (deuxième fermentation en cuve close comme le prosecco) est assez importante. Les Slaves, comme nous, aiment les bulles. Les Soviétiques avaient même construit des chais énormes (20 millions de litres de capacité) au cœur de Tbilissi, avec un nom évocateur de la spiritualité communiste : usine n° 1. Les autoclaves sous pression où la seconde fermentation a lieu ont été construits dans un chantier à sous-marins…. Les vins ne sont pas épatants, à vrai dire.

Le marché quantitatif de la Géorgie est fort instable, à cause des relations difficiles avec la Russie, qui a fait plusieurs embargos et envahi deux fois le pays. A cause de cela, les Géorgiens ont dû investir dans la production de vin de qualité et ont vite appris que la meilleure façon d’être reconnus dans les marchés internationaux est de rester fidèle à ses racines.

Trois producteurs méritent être nommés avant les autres. Il s’agit de monastères chrétiens orthodoxes (la Géorgie, sur le nom d’Ibérie, est devenue chrétienne en 337, bien avant la plupart d’autres pays). Le Monastère d’Alaverdi, géré par l’Evêque David, est une merveille architecturale et œnologique. Fondé au 6e siècle, le monastère fut ravagé et abandonné par les Soviets. L’évêque David le récupéra en 2004, quand il était à moitié enterré. Aujourd’hui, avec l’aide de son prêtre-œnologue, le Père Gerasimo, il produit quelque 10 000 litres de vin et met en œuvre une stratégie à long terme pour assurer la viabilité du monastère et la transmission du savoir-faire. Il a même le projet de créer un centre de connaissances sur le qvevri.  Ses vins, rouges comme blancs, sont des sommets de la production géorgienne. Ils sont faits selon la tradition, le bon sens de la nature et le calendrier religieux et lunaire. Par exemple, la date de réouverture des qvevri est fixée par rapport à Pâques.

Khareba, un des domaines les plus importants qualitativement en Géorgie, produit les vins d’un autre monastère, sur le nom Monastery Wines. Leur Otskhanuri Sapere est un plaisir pour les sens, par son équilibre et sa complexité. Il a aussi une collection des vins géorgiens très remarquable pour sa diversité et sa qualité moyenne. Recommandé pour avoir un premier aperçu. La gamme de vins de Mukado, géré par Lado Uzunashvili, très probablement la figure la plus importante pour la renaissance des vins géorgiens dans le monde occidental, est aussi fortement recommandée.

Parmi les autres producteurs, Château Mukhrani, un vrai château bordelais au cœur de la Géorgie, restauré par des expatriés, vaut bien la peine, surtout pour son vin le plus distingué, la shavkapito. Kakhetian, GWS, Tbilvino, Schuchmann and Maranuli sont aussi des noms à retenir.

En guise de conclusion, je vous recommande de vous laisser attirer par la Géorgie et ses vins. Vous trouverez quelque chose de nouveau, même si cela date de 8000 ans. Aussi des vins qui nous rappellent une histoire dure mais pas triste, puisque les vins sont là. Et, surtout, des bons vins, qui donnent beaucoup de plaisir.

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